Misahualli, jour 11

Le vapeur de la nuit s’évade de la forêt pour se laisser glisser sur le fleuve. Vision qui paraît tout droit sortie de l’imagination. Pas un bruit ne vient troubler ce réveil de la jungle, si ce n’est celui de l’eau qui rampe inlassablement. On s’aventure au milieu de la forêt dans un décor qui aurait fait pâlir d’envie Steven Spielberg et ses pairs. On escalade les rochers, on s’enfonce dans la rivière jusqu’aux cuisses et on se fraie un chemin entre les abeilles “coupe-cheveux”, les fourmis conga et les araignées d’eau. Au loin, les vocalises du toucan semblent nous indiquer la route.

Après une lente progression, on retrouve enfin la berge du fleuve dont le sol s’enfonce tels des sables mouvants. Impression d’être sur une île déserte. Par endroits, la jungle est comme recouverte d’une fine couche de terre jusqu’à hauteur d’homme, ce sont en réalité les reliques des dernières crues du fleuve.

Nos efforts sont plus tard récompensés par la dégustation de chocolat fait à partir du cacao cultivé sur place. Un délice venu des dieux, le goût des flammes qui ont caressé les fèves rondes et joufflues toute l’après-midi les rend irrésistibles. À l’abri de la cabane en paille, on se lèche les doigts méticuleusement tandis que le déluge submerge la terre et rend la forêt luisante. Une courte accalmie nous permet d’entrevoir la lumière violette du coucher du soleil qui inonde la plage recouverte de bois mort emporté par les flots. Lueur lente et douce qui semble avoir arrêté le temps avec elle. C’est la somme de toutes les plus belles choses que la nature fait qu’elle nous offre sans compter ce soir. Les lucioles sortent de la pénombre et commencent leur ronde.

Misahualli, jour 10

Réveil avec le bruit de la jungle qui semble nous appeler. À l’enfourchure du fleuve Napo, on embarque sur la pirogue qui fend l’eau à toute vitesse. Sur la plage, les singes restés invisibles sont encore endormis. La jungle de plus en plus profonde de toutes parts, on s’enfonce sans encombres, au bruit de l’eau qui glisse et des oiseaux qui roucoulent dans un écho électrique. On arrive finalement au lodge et c’est la soudaine touffeur humide de l‘air qui s’échappe de la forêt qui nous accueille. Ça piaille, ça croasse, ça bourdonne et ça siffle, toute la jungle semble s’être passé le mot de notre arrivée. Sous les arbres, il fait presque nuit. Le moindre effort paraît décuplé par cette chaleur et l’avancée est lente, ralentie par la boue de la forêt secondaire.

Plus loin, on découvre une basse-cour aux allures ogresques, qui doit certainement ses dimensions de compétition à son régime exclusivement composé d’ananas. Plantation farfelue au milieu du fouillis de la forêt. Le soleil descend et caresse les fruits de sa lumière orange. La découverte du goût de leur chair blanche et juteuse est comme un éternel recommencement. Parfois sucré, parfois acide, parfois si liquoreux qu’on croirait boire un alcool fort, mais toujours exceptionnellement savoureux. À nos pieds, les poules caquètent et gloussent en se disputant les derniers bouts d’écorce. Même le propriétaire de la ferme, 95 ans, semble devoir sa forme à ce régime assez extraordinaire.

Le ciel passe par toutes les nuances de rose, de violet et de bleu dans un ballet fluide et opulent, et quand la nuit tombe enfin, les bruits de la jungle semblent tout à coup s’intensifier. Il n’existe pas de sommeil plus doux que celui bercé par cette rumeur ronde et perpétuelle, un bruit blanc qui ne se laisse que rarement perturber par un hurlement lointain. La mygale qui couve paisiblement ses oeufs sous la charpente semble d’accord sur ce point.

Misahualli, jour 9

Réveil à Baños où les nuages semblent toucher les toits de tôle ce matin. Les montagnes ont disparu derrière un épais rideau laiteux. L’air est moite et lourd même si frais. Au loin, la fine cascade continue timidement sa chute. Nos vélos nous emportent tout au fond des gorges cachées au creux des montagnes. On file à toute vitesse sur la route qui slalome à flanc de colline au milieu de la forêt qui s’épaissit et s’assombrit à vue d’oeil. Le bruit du vent qui siffle et celui du sang qui monte aux oreilles avec l’adrénaline sont assourdissants. Mais si on se laisse étourdir, le paysage aquatique nous ramène à nos esprits à chaque tournant grandiose. On dévale les tunnels et les routes de pierre inondées à une allure d’enfer jusqu’à arriver au “chaudron du diable” qui semblait presque nous attendre pour démarrer son festin tant on ose pas imaginer le caractère perpétuel du spectacle qui s’offre à nous. L’air n’est plus que vapeur d’eau et le bruit continu de la cascade rappelle le bourdonnement du coeur dans les oreilles. On est si présent en cet instant. Et pour ne rien gâcher au spectacle, l’eau est noire, comme de l’encre passée dans un tambour. On remonte jusqu’à la ville à l’arrière d’une camionnette qui nous asphyxie de sa fumée noire et nous brinquebale à travers les tunnels de roche.

Départ pour le coeur de l’Amazonie en bus. La pluie de cette nuit a entraîné un glissement de terrain qui nous bloque sur la seule route de sortie le long des falaises, ce qui laisse tout le temps au rabatteur, qui m’a installée tout devant dans la cabine du chauffeur et près de lui, pour parader et faire le paon. Il se fait presque danseur, la porte du bus toujours ouverte, montant et descendant d’un même saut, un sourire enjôleur et acide vissé au coin des lèvres et le regard toujours noir. Au fil des heures, j’apprends qu’on a en réalité un seul mois d’écart et que le danseur automoteur s’appelle “Jaime”. Le tatouage de son année de naissance dépasse de sa manche de chemise retroussée et une longue balafre encore rose au creux de sa gorge vibre et s’étire quand il rit. On traverse une forêt de plus en plus sauvage et les montagnes au loin se font bleues. L’impression d’être seuls au monde dans ce bus, au milieu d’un décor inconnu. Sensation de liberté. Arrivée à Misahualli, Jaime et son acolyte Sebastian repartent aussitôt dans la direction opposée après de brefs adieux dans la lueur du soir.

Nous voilà dans la nuit tombée à l’entrée de la jungle, qui est déjà partout par le concert de sons qu’elle émet. On n’est jamais seul. Même l’air collant semble vouloir se rappeler à nous et confirmer cette même maxime. Dehors, les singes boudent notre présence, tapis dans les hautes branches, et pourtant on les entend. Chauve souris qui vient ponctuer ce dernier mot.

Baños, jour 8

La route s’étend à perte de vue au milieu d’un désert de pierre et de sable. Au loin, le tronc gargantuesque de Chimborazo, plus grand sommet d’Equateur (6300 m), dévore le paysage sans feindre son appétit. Sa pointe à deux têtes est coiffée d’une vague perpétuelle de nuages à la blancheur phosphorescente. Les vigognes qui paissent en bandes au bord de la route ont une physionomie famélique qui semble venue d’ailleurs. Un vent à décorner une colonie de boeufs fait rage à l’extérieur de la voiture qui elle-même oscille avec ses sept passagers. Malgré sa ferveur, il ne nous empêchera pas de monter jusqu’à 5100 m après un thé à la coca au refuge. On fait un chant de remerciements à la montagne en Kichwa, moment de transe à répéter des sons que l’on ne comprend pas mais dont le sens nous traverse profondément pourtant. La montagne se met à souffler d’autant plus fort comme pour nous faire comprendre qu’il faudra s’y reprendre à un autre jour si on veut qu’elle accepte de se dévoiler davantage. La joie est immense d’être arrivé jusque là, on deviendrait presque accros à cette décharge de dopamine et à ce retour à l’oxygène qui fait bouillir la tête. Les possibilités du corps sont infinies pour peu qu’on ose les saisir et qu’on le lui rende bien.

Arrivée à la porte de l’Amazonie ce soir, Baños qui luit d’elle-même dans l’ombre du volcan Tungurahua, toujours actif. La ville est encerclée de montagnes à la végétation luxuriante qu’on ne perd jamais de vue. Néons criards, couleurs pimpantes, odeurs suaves et musique partout, on est bien arrivés au temple du tourisme. Tout a un charme fou, y compris l’église en roche volcanique, dont la noirceur contraste avec le bruit visuel ambiant.

Une longue et fine cascade glisse depuis les hauteurs jusque dans les bains publics de la ville. À la nuit tombée, les papillons de nuit volent fébrilement sous les projecteurs qui illuminent les baigneurs, tous arborant des bonnets de bain multicolores. Semblable à une ruche aquatique, le folklore local y est à son comble et tout semble sorti d’un rêve Wes Andersonesque. Cabines de vestiaires couleur pastel à l’odeur néanmoins douteuse, dame des cases en plastique à l’air revêche, messieurs en microslip et mesdames en maillot à fleur. On est pourtant tous égaux avec nos semi-cagoules ridicules. Tourbillon de couleurs et de clameurs au milieu des vapeurs d’eau thermale. Expérience incroyable et inoubliable. La brume des bains brûlants s’échappe vers le ciel où le croissant de lune semble sourire devant le spectacle qui s’offre à elle.

Quito, jour 7

C’est fou comme on en vient à s’habituer à l’altitude et à l’ascension interminable des sommets. Les efforts des jours précédents paraissent risibles en comparaison de celui de ce jour, au sommet du Pichincha qui borde la capitale à 4696 m. Le téléphérique qui mène à son pied comprime la tête telle une cocotte-minute, avant-goût de ce qui reste à accomplir à pied. Tout est dans la tête et tout y revient quand le souffle vient à manquer et le nez à saigner. C’est la tête aussi qui joue des tours face aux précipices qui s’accumulent et s’approfondissent. On apprend petit à petit à dompter ses peurs qui ne sont qu’intérieures. On est comme ivres d’oxygène à la descente, une euphorie puissante qui doit aussi trouver en son sein la fierté d’y être arrivé. La tête qui tourne, les joues qui brûlent, les poumons qui hurlent et le sourire aux lèvres, on redescend le coeur léger. C’est donc ça, être vivant. Quelque chose qui brûle au coeur.

Départ plus tard pour Riobamba depuis le fantasmagorique terminal de bus de Quitumbe, au Sud de Quito. Y règne le plus formidable capharnaüm où chacun a pourtant son rôle et sa place. Dédale de buvettes, de stands souvenirs, de voyageurs assoupis, de ballons gonflés à l’hélium, de chips à la banane et de dames-pipi toujours aussi avares en papier toilette. Riobamba ressemble à La Nouvelle-Orléans, et c’est la même moiteur fiévreuse de vivre qui y règne.

Quito, jour 6

Aujourd’hui, les nuages ont décidé de se jouer de nous. Ils dévoilent puis cachent des pics rocheux dignes d’un décor imaginaire, là-haut aux lacs du Mojanda. Le sommet à atteindre s’élève à 4200 m, Fuya Fuya semble inatteignable. La lumière court sur les vallons recouverts de plantes porcs-épics. Hostiles au premier abord, elles vont en réalité s’avérer de la plus grande aide pour se hisser jusqu’au sommet rocheux battu par le vent glacial. Accrochée tel un koala sur la roche brute avec le vide de toutes parts. Le soulagement est de courte durée arrivés en haut car on pense déjà à la descente encore plus périlleuse qui nous attend. Ne pouvoir s’en remettre qu’à la poigne de son guide qui nous prête main forte dans tous les sens du terme, lui offrir une confiance aveugle, s’y perdre un petit peu pour en fait s’y retrouver encore davantage.

Ce soir, de retour à Quito, pour la fête des lumières, les lueurs des habitations lointaines sont comme des milliers de constellations d’étoiles sur lesquelles l’oeil pourrait se reprendre à l’infini. La fête bat son plein dans les rues, et on serait bien incapables de dire où est-ce que l’on se trouve dans le monde. La ville fourmille pour la fête nationale et les ruelles débordent de personnages déguisés, de vendeurs à la sauvette aux paniers plein de délices et de boui-bouis tentaculaires semblant s’enfoncer jusque dans la terre. Fascinant mélange d’architecture coloniale et colorée où l’on prend plaisir à se perdre pour se retrouver encore à nouveau devant quelque fulgurance visuelle qui imprime la rétine et l’âme. On se sent bien ici.

Otavalo, jour 5

Réveil à la Hacienda. Un colibri butine les fleurs roses qui bordent l’entrée. On part à la conquête du Culbiche qui culmine à 3800 m d’altitude. Dans la voiture, le chauffeur nous sert tout son répertoire de chansons d’amour locales qui n’aurait rien à envier à notre Chérie FM. On grimpe par la route puis par les chemins de terre. La pluie dans les pins qui enserrent le volcan. La montée est vertigineuse, battue par le vent et la pluie qui nous laissent quand même entrapercevoir un arc-en-ciel sans pudeur. Les herbes folles sont ébouriffées par les bourrasques constantes et ondulent à qui mieux mieux.

Après une ascension quasi-verticale, le sommet se dévoile au milieu des nuages qui le maternent. Percé d’eau en son centre, il laisse le ciel défiler à toute vitesse. L’impression de pouvoir toucher les nuages, d’avoir atterri sur une autre planète qui ne serait que vapeur et herbes folles demandant à être exorcisées. Paysage lunaire. Le vent est assourdissant. Le gris noir laisse finalement place à un bleu éclatant et le vent se fait silence jusque dans la vallée quadrillée de plantations de maïs.

Otavalo, jour 4

La nuit fut bonne malgré l’impression d’avoir dormi sous une toile de tente avec le vent qui s’engouffrait sous les tuiles à vif. Dehors, les animaux fanfaronnent. Jus de tomate d’arbre pour le petit-déjeuner. On est comme bercés par les conversations en Kichwa de la famille, l’impression d’être à la maison alors que chaque chose dans ses moindres détails est tout à fait différente. Victor est assis dehors, et patiente pendant que sa mère et sa soeur finissent de lui tresser ses cheveux. C’est le moment de faire ses adieux à la communauté. Leur sens de l’humour et leurs sourires francs resteront marqués dans ma mémoire comme un onguent qui réchauffe le coeur.

Arrivée à Otavalo, le soleil tape sur les tuiles rouges de la bâtisse coloniale qui nous accueille. La ville fourmille et surprend par sa multitude d’échoppes qui débordent jusque sur les trottoirs. Au marché, on goûte des jus exotiques si sucrés qu’ils paraissent artificiels et aussi une gelée tiède d’aloe vera qui allume les entrailles. L’odeur verte de la peau des fruits, la fraîcheur de la chair du fruit du dragon, sorte de pastèque blanche au goût de poire. Les chiens rôdent entre les étals avec un oeil coquin et triste. Soupe chaude d’avocat à laquelle on aurait préféré ne jamais goûter tant elle est douce.

Plus tard, le taxi grimpe les ruelles pavées qui s’étendent à la verticale vers les sommets de la ville. Les montagnes à perte de vue et les nuages noirs qui s’y accrochent avec jalousie. Le soleil tombe et chacun rentre son bétail pour la nuit. La vache boude son dernier moment de liberté accrochée à un réverbère et une demi-douzaine de porcelets grouine dans le champ de maïs voisin qui n’en sera plus un très longtemps. La nuit se lève et les yeux des chiens errants s’allument d’une lueur jaune. Les marchands ont déserté les places, laissant la ville telle un squelette vide, où les papiers de bonbons jouent aux broussailles western. Dehors les automobilistes sont rois et se faufilent pour dévorer les passages piétons.

Chilcapamba, jour 3

Réveil humide dans la petite chambre qui donne sur l’immensité du lac. L’air est frais, comme cristallin et révèle un décor encore plus irréel tant il est vierge. Petit-déjeuner de rois devant cette vue à laquelle on ne peut décemment pas soustraire son attention. Jus d’ananas maison dont la douceur sirupeuse nourrit tous les sens. Ce sont les reprises à la flûte de pan de chansons occidentales qui résonnent dans le réfectoire.

Départ en pick-up pour la communauté indienne de Chilcapamba. On retrouve Victor, 21 ans, une natte d’un noir de jai qui lui descend le long du dos, et un sourire vissé aux lèvres. Il nous fait traverser une nature qui passe par toutes les nuances d’humidité et de végétations. Sol parfois boueux, parfois sableux. On découvre les farouches alpagas qui gardent férocement leurs terres grignotées avec appétit. Plus loin, les eucalyptus embaument l’air de leur fraîcheur et ondulent au gré du vent dans une danse souple et perpétuelle. Arrivée chez Victor à l’arrière du pick-up familial, l’accueil est digne de celui fait à une délégation exceptionnelle. Le repas est un régal de fèves, maïs et tubercules inconnus. Soupe de quinoa dont les papilles se rappelleront longtemps.

On prend l’après-midi pour découvrir les alentours à VTT, la lumière est d’or et descend dès 15h, baignant tout ce qu’elle touche d’un contraste formidable. Cotacachi est étonnement plus urbanisée qu’on aurait pu le penser et se fait le lieu de villégiature de tout un tas de retraités américains qui arpentent ses trottoirs d’un pas rond. Café glacé à la terrasse d’un coffee shop branché puis retour à la casa, la montée dans les chemins de poussière est particulièrement rude. Mais notre effort se trouve néanmoins récompensé par l’accueil en fanfare de tous les animaux de la maison, cochons et cochons d’inde compris, et un autre repas de gala où les petites tortillas de purée de manioc chantent sous la langue. Le ciel se fait violet et colore le bois de la même nuance fluorescente. On part se coucher au bruit des rires des cousins de Victor et des pneus de voiture qui dévalent les graviers à toute vitesse. Dehors, les citronniers ploient sous le poids de leurs fruits.

Cuicocha, jour 2

Gare routière de Quito, les guitounes et buvettes abondent le long des rangées de bus multicolores et recouverts de représentations du Christ, ce qui semble sous-entendre la foi nécessaire pour prendre la route par ici. Les étals débordent et chacun y trouve son compte. Départ pour Otavalo, la télévision embarquée diffuse un film sur les multiples réincarnations d’un chien. On quitte le bitume et le béton de la ville pour rejoindre les terres jaunes et vallonnées de la Sierra. Les freins du bus crient leur peine dans un chant mécanique. Un vent chaud s’engouffre par les petits hublots et les agaves de toutes les tailles défilent devant nos yeux. Arrivée à destination, accueillis par les cris des rabatteurs. Vocifération presque chamanique qui érige son royaume dans un creux de la tête. La dame pipi de la station siège à côté d’une incroyable ribambelle de bonbons aux papiers brillants. Elle distribue les précieuses feuilles de papier à qui lui donnera 20 centimes et l’encens trône au dessus des cabines.

Randonnée autour de la lagune de Cuicocha, qui est née dans le cratère d’un ancien volcan affaissé. On est à plus de 3000 m et l’air semble déjà vouloir s’absenter. L’impression de respirer par une paille s’accentue avec l’effort même le plus minime. Pourtant les bourrasques d’air ne manquent pas et balayent ce qui ressemble à une garrigue particulièrement verdoyante. Le bruit du vent, murmure qu’on pense avoir oublié mais jamais complètement. Au centre du lac, deux collines toutes lisses se laissent peu à peu gagner par l’ombre.

Dans la lumière rasante, on rejoint notre auberge qui est la seule à border cet ilôt de paradis. La vue y est grandiose, la surface lactée de l’eau que rien ne vient troubler reflète la lueur rose des nuages. Par endroits, les ondées muettes créent des formes abstraites. L’eau passe d’un intense bleu céruléen à un noir bleuté. Elle semble vouloir nous appeler en son sein bien qu’elle soit trop acide pour espérer s’y baigner à cause des émissions restantes de CO2. Pas même le sillage d’un poisson n’agite sa surface, et pourtant le regard y revient inexorablement pour peu qu’on ose l’en détourner une seconde. Une nuée d’étoiles timides fait son apparition. Repas sous la danse des papillons de nuit, la truite grillée est de ces délices qu’on ose à peine garder pour soi.

Quito, jour 1

L’aéroport lové au milieu des montagnes. Dehors, l’air est sec et râpe la gorge, comme une touffeur sans chaleur. Musique électronique minimale dans le 4x4 break de Diego qui est recouvert de boue, tout comme sa casquette de poussière brune. La voiture se faufile à travers les falaises et les pics. Au loin, les sommets enneigés se confondent avec les nuages, qui rôdent près des cimes. L’autoroute six bandes zigzague et la voiture semble sur le point de caler plusieurs fois tant la côte est constamment pentue et abrupte. Des pins exotiques qui s’élancent vers le ciel avec langueur découpent le paysage en dents de scie. Le ciel est jaune à travers le toit de la voiture, qui laisse par moment apparaître des immeubles perchés à flanc de colline, impesanteur écrasante et vertigineuse. La pluie se met à tomber à grosses gouttes, qui s’écrasent sur le pare-brise fatigué. Arrivée dans une ville moîte et sèche. Le soleil décline déjà.

Ittoqqortoormiit, jour 29

Derniers jours au Groenland. Dernières heures maintenant. La mer se prend pour la Méditerranée. Elle brille tant qu'elle en perd toute couleur, elle n'est que soleil blanc. Les montagnes à 43km paraissent plus hautes et plus proches que jamais. David achète des bonbons à la boulangerie du dispensaire après l'école. De la graisse de baleine et de la chair de requin dans les freezers. 

Sivert cueille des petites fleurs violettes entre les rochers surplombant le village, sous un soleil de plomb qui fait scintiller son survêtement Adidas bleu roi. Un couple de phoques raides flotte au gré des ondées, attachés à la jetée. Les chasseurs rentrent de vingt jours d'errance en fendant l'eau à toute vitesse depuis la baie. C'est comme si le village nous préparait ses adieux en se parant de ses plus beaux habits. Les enfants reprennent leurs vies d'enfants comme si nous n'avions jamais existé. Mais les sourires ont changé, plus que polis, ils sont remplis des rires passés. Daniel a sorti son manteau pour la première fois ce soir en quatre semaines. Sussi et lui rodent pour un regard ce soir autour de l'école. Pas de cour d'école pour les récrés, les enfants sont libres de vagabonder dans ce microcosme sur lequel ils règnent en maîtres.

La vie continue et chacun s'agite à ses activités. Impossible de se dire qu'on va quitter cette bulle de confort et de douleur. Laisser ces enfants derrière nous en décollant à la verticale et rapetissant à l'horizon. À vrai dire, on ne leur dit pas vraiment au revoir. On se volatilise dans le déni complet du jour suivant sur une autre terre. "On fait comme si."

Haut-le-coeur émotionnel quand l'hélicoptère quitte le sol inhospitalier. Les enfants ne sont pas là mais les larmes toutes proches. Ils sont à l'école. Le bourdonnement des pales les fait peut-être tourner la tête vers la fenêtre en ce moment-même. C'est dur de partir sans dire au revoir. L'alternative est tout aussi difficile mais la reconnaissance mutuelle apaise le coeur.

Hier soir sous le ciel rose et bleu, les icebergs noirs se détachaient de l'eau miroitante. Ce matin, c'est à notre tour de nous détacher de cet endroit. "Fictitious point" qu'ils disent sur le ticket de retour. On ne pourrait pas dire mieux. 

Neerlerit Inaat, retour au point de départ, point de contact. Le désert arctique, quoique plus accueillant qu'à l'aller car rincé de sa poussière. Toujours aussi infesté de moustiques tenaces ceci dit. À quelques kilomètres de là, Ittoqqortoormiit baigne dans un soleil grandiose. Un dernier adieu à l'été avant de retrouver son vernis polaire. La neige sera là dans deux jours seulement. Comme pour nous faire croire au rêve de l'été arctique jusqu'au bout. Nous épargner de la réalité.

C'est Izac qui s'occupe de préparer notre avion sur la piste. Une heure et demie de retard et un excédent de 300 kilos dans l'appareil qui vaudra quelques surprises à l'arrivée pour certains d'entre nous. Un coucou dont les hélices balancent des tornades de sable et de poussière aux yeux des badauds curieux. Dans la lettre d'amour que Daniel a écrite à Sarah, il dit qu'il veut travailler ici quand il sera grand. 

Après le décollage, on aperçoit le village tête d'épingle au milieu de la terre morte et blanche. Toujours impossible d'y croire. Et pourtant c'est derrière nous maintenant. Une poussière de vie, de vies et d'espoirs. Au large, l'iceberg qui nous narguait depuis des semaines s'avère être de la même taille que cette parcelle imaginaire aux 450 âmes. La langue groenlandaise exige des silences dignes des plus beaux poèmes. Le petit bout de terre fertile diminue lentement, jusqu'à disparaître tout à fait pour laisser place à la mélodie solitaire des montagnes.