Misahualli, jour 9

Réveil à Baños où les nuages semblent toucher les toits de tôle ce matin. Les montagnes ont disparu derrière un épais rideau laiteux. L’air est moite et lourd même si frais. Au loin, la fine cascade continue timidement sa chute. Nos vélos nous emportent tout au fond des gorges cachées au creux des montagnes. On file à toute vitesse sur la route qui slalome à flanc de colline au milieu de la forêt qui s’épaissit et s’assombrit à vue d’oeil. Le bruit du vent qui siffle et celui du sang qui monte aux oreilles avec l’adrénaline sont assourdissants. Mais si on se laisse étourdir, le paysage aquatique nous ramène à nos esprits à chaque tournant grandiose. On dévale les tunnels et les routes de pierre inondées à une allure d’enfer jusqu’à arriver au “chaudron du diable” qui semblait presque nous attendre pour démarrer son festin tant on ose pas imaginer le caractère perpétuel du spectacle qui s’offre à nous. L’air n’est plus que vapeur d’eau et le bruit continu de la cascade rappelle le bourdonnement du coeur dans les oreilles. On est si présent en cet instant. Et pour ne rien gâcher au spectacle, l’eau est noire, comme de l’encre passée dans un tambour. On remonte jusqu’à la ville à l’arrière d’une camionnette qui nous asphyxie de sa fumée noire et nous brinquebale à travers les tunnels de roche.

Départ pour le coeur de l’Amazonie en bus. La pluie de cette nuit a entraîné un glissement de terrain qui nous bloque sur la seule route de sortie le long des falaises, ce qui laisse tout le temps au rabatteur, qui m’a installée tout devant dans la cabine du chauffeur et près de lui, pour parader et faire le paon. Il se fait presque danseur, la porte du bus toujours ouverte, montant et descendant d’un même saut, un sourire enjôleur et acide vissé au coin des lèvres et le regard toujours noir. Au fil des heures, j’apprends qu’on a en réalité un seul mois d’écart et que le danseur automoteur s’appelle “Jaime”. Le tatouage de son année de naissance dépasse de sa manche de chemise retroussée et une longue balafre encore rose au creux de sa gorge vibre et s’étire quand il rit. On traverse une forêt de plus en plus sauvage et les montagnes au loin se font bleues. L’impression d’être seuls au monde dans ce bus, au milieu d’un décor inconnu. Sensation de liberté. Arrivée à Misahualli, Jaime et son acolyte Sebastian repartent aussitôt dans la direction opposée après de brefs adieux dans la lueur du soir.

Nous voilà dans la nuit tombée à l’entrée de la jungle, qui est déjà partout par le concert de sons qu’elle émet. On n’est jamais seul. Même l’air collant semble vouloir se rappeler à nous et confirmer cette même maxime. Dehors, les singes boudent notre présence, tapis dans les hautes branches, et pourtant on les entend. Chauve souris qui vient ponctuer ce dernier mot.