Misahualli, jour 10

Réveil avec le bruit de la jungle qui semble nous appeler. À l’enfourchure du fleuve Napo, on embarque sur la pirogue qui fend l’eau à toute vitesse. Sur la plage, les singes restés invisibles sont encore endormis. La jungle de plus en plus profonde de toutes parts, on s’enfonce sans encombres, au bruit de l’eau qui glisse et des oiseaux qui roucoulent dans un écho électrique. On arrive finalement au lodge et c’est la soudaine touffeur humide de l‘air qui s’échappe de la forêt qui nous accueille. Ça piaille, ça croasse, ça bourdonne et ça siffle, toute la jungle semble s’être passé le mot de notre arrivée. Sous les arbres, il fait presque nuit. Le moindre effort paraît décuplé par cette chaleur et l’avancée est lente, ralentie par la boue de la forêt secondaire.

Plus loin, on découvre une basse-cour aux allures ogresques, qui doit certainement ses dimensions de compétition à son régime exclusivement composé d’ananas. Plantation farfelue au milieu du fouillis de la forêt. Le soleil descend et caresse les fruits de sa lumière orange. La découverte du goût de leur chair blanche et juteuse est comme un éternel recommencement. Parfois sucré, parfois acide, parfois si liquoreux qu’on croirait boire un alcool fort, mais toujours exceptionnellement savoureux. À nos pieds, les poules caquètent et gloussent en se disputant les derniers bouts d’écorce. Même le propriétaire de la ferme, 95 ans, semble devoir sa forme à ce régime assez extraordinaire.

Le ciel passe par toutes les nuances de rose, de violet et de bleu dans un ballet fluide et opulent, et quand la nuit tombe enfin, les bruits de la jungle semblent tout à coup s’intensifier. Il n’existe pas de sommeil plus doux que celui bercé par cette rumeur ronde et perpétuelle, un bruit blanc qui ne se laisse que rarement perturber par un hurlement lointain. La mygale qui couve paisiblement ses oeufs sous la charpente semble d’accord sur ce point.