Las Vegas - impressions

Dédale de néons et machines à sous dès l'atterrissage à Harry Reid, on se demande en sortant du terminal si le chant des cigales est sincère ou bien enregistré au milieu de toute cette artificialité soudaine. Au loin, les buildings ondulent dans la dernière vague de chaleur. 

Le prêteur sur gages ouvert 24 heures sur 24 sirote tranquillement son café glacé derrière la lucarne du guichet d’astreinte. Une auto-tamponneuse dévale à toute allure le long du boulevard. Sur-stimulation permanente et sans limites. D’une rue à l’autre, on passe de la nuit complète au déluge multisensoriel. Le soleil de minuit est électrique ici et le choix du fuseau horaire est à la discrétion du client. Quitte à ce que ça s’effondre un jour, autant ne jamais voir le jour se lever. Au supermarché, les soupes en conserve sont exposées sous clef. 

Les labyrinthes n’ont jamais été aussi lumineux et feutrés, on oublie par où on est entrés dès qu’on passe le pas de la porte et aucun signe ne vous fera plus jamais la grâce de vous indiquer la sortie. On vous sert à boire à volonté pour peu que vous ne vous arrêtiez pas de jouer. 

La misère et l’opulence s’affichent en plein jour en pleine nuit et on croise toutes sortes de gens à toute heure dans les vapeurs entêtantes de désodorisant. Les jours de l’oasis synthétique semblent irrévocablement comptés, la désuétude est partout, à la fois douce et cinglante. L’Atlantide au milieu du désert. Naufrage immobile et frénétique, la fin est déjà sur tous les visages. 

Le ciel rempli d’éclairs rivalise avec la nuée de néons clignotants. Le désert s’invite jusqu'au-dessus de nos têtes et les machines à sous s’incrustent jusqu’au milieu des rayons du 7-Eleven. 

Impression permanente de vivre la fin d’une ère, est-ce à ça que ressemblera l’apocalypse ? Combien de temps peut-on encore tenir à ce train-là ? On peut passer sa journée en intérieur sans même s’en rendre compte, petit-déjeuner au milieu des parieurs, faire ses courses, cheminer tout son soûl, gagner puis tout perdre, sans jamais mettre le nez dehors. Tout est fait pour qu’on n’ait plus jamais envie de sortir, d’affronter le monde réel, ou plutôt, ce qu’il en reste. Oublier la réalité, la réalité physique de son corps et du monde extérieur, avec la clim poussée à plein régime qui désincarne et anesthésie, les lumières savamment tamisées ou bien éclatantes, mais aussi la réalité trébuchante de l’argent. Ici tout s’achète, sans heurts, sans codes, sans signature, à toute heure du jour, de la nuit ou de l’entre-deux artificiel. Dehors, le soleil tape à en faire tourner la tête, la soufflerie du désert embaume l’air presque solide. 

Fin de siècle, fin de race. Terre hostile qui vit de son propre mythe qu’elle fait tout pour alimenter. Serpent qui se mord la queue à l’infini. Luxuriance des extrêmes. Une ville dans la ville dans la ville, les dimensions dépassent l’entendement. Plus de 100 kilomètres en quatre jours, passés à tourner en rond. Chasse au trésor où l’on ne sait pas ce qu’on cherche. En quelque sorte, on se sent bizarrement puissant quand on marche au pays de la voiture. Et puis où vont-elles, toutes ces voitures ? Les marcheurs ici, ce sont les pauvres, les camés et les illuminés. Acte militant, ou bien juste naïf. L’illusion de sortir du circuit préétabli, là où les langues de l’autoroute dévorent tout sur leur passage. 

Soleil de plomb qui couve les âmes en peine, allongées ça et là sur le trottoir. Personne pour les voir, la rue leur revient de droit. Ceux qui errent semblent avoir des amis imaginaires avec qui ils entretiennent des conversations animées. La fatigue prend par le sol, le soleil tape mais ne brûle pas. On se demande s’il fait lui aussi partie de la simulation.

Les gyrophares des voitures de police se mélangent aux crépitements des néons sur le parking du motel. Tout vibre, ronronne, tremble, s’agite. Bourdonnements de moteurs, de caissons de basse, de climatiseurs et de réacteurs d’avions. 

En une journée, on peut passer de New-York à Paris, à la Rome antique crépusculaire ou à Venise, assister à une pluie tropicale sur rendez-vous, traverser un cirque décrépi, une jungle en plastique et se perdre sur l’île au trésor avec les machines à sous comme seul repère immuable auquel se raccrocher d’un univers à l’autre. Mais alors quelle est la véritable identité de Las Vegas derrière tous ces faux-semblants ? La foule est hétéroclite, on navigue entre les corps allongés sur le sol. Certains sont tannés par le soleil, couleur rouge figue, d’autres scintillent de mille feux, collants résille et plumes d’autruche. On se balade dans des simulacres, des fantasmes de lieux qui n’ont rien à voir avec les repères qu’ils paraphrasent. Manger du popcorn moitié fromage-moitié caramel, croiser le regard pénétrant du street cowboy: “Come on, I’m better than popcorn! - You wish.” dans un sourire. Se réfugier dans les allées sombres d’un Paris qui n’existe pas pour se lécher les doigts couleur jaune poussin. Les papilles et l’imagination sont en ébullition.

Comme l’étrange impression d’être en dessous de l’âge légal ici tant les amusements dépassent l’entendement, l’alcoolémie ambiante aussi. Les casinos sont pleins à craquer à toute heure, le fleuve de chalands et de joueurs ne tarit jamais. Mais qui sont tous ces gens qui errent comme moi pour la minorité, qui jouent et dépensent sans compter pour la plupart ? Est-ce seulement une poignée de chanceux qui remettent leurs gains en jeu sans cesse ou bien les nantis de ce monde ? La deuxième possibilité fait frissonner, indéniablement. Vrai pouvoir ou illusion ? Où est la vérité, s’il y en a une ? Second Life en chair et en os et en écrans LCD. Chacun balade son avatar où bon lui semble, ici les codes sociaux n’ont pas de prise. Ceux de la mode non plus d’ailleurs. La sobriété est réservée aux absents.

Casinos, ou salles d’attente passées sous stéroïdes. Moquettes grises austères et écrans criards. Mais qu’est-ce qu’on attend ? Tout pour tromper la mort. La nuit est accessoire, ici on la trompe autant qu’elle nous angoisse.

En fin de compte, c’est frappant de constater qu’on peut se faire une maison ici aussi bien qu’ailleurs. La normalité gagne les recoins les plus excentriques du monde pour peu qu’on les navigue suffisamment. Un quotidien comme un autre, peut-être plus rassurant qu’un autre tant on se surprend à se sentir raisonnable sur ce chemin de Compostelle au pays des vices, dans le royaume de la perdition. 

Ici peut-être plus qu’ailleurs, on sait rire de l’absurdité intrinsèque de l’existence humaine, c’est toute la reconnaissance de cette ambivalence qui nous habite qui fait finalement le sel de nos vies. Si l’Amérique est la terre des mythes de notre monde contemporain comme le dit Bowie, alors Las Vegas en est à la fois l’épicentre et le résultat, la cause et l’effet, la somme hyperréelle de toutes les projections déviantes, donc droites de l’esprit humain. Usine à rêves qui produit et dilue en continu, bouillon de culture de la civilisation humaine. Poupée russe faite ville, voyage tentaculaire dont on ressort forcément un peu changé. Tout ce qui se passe à Vegas se passe simultanément partout ailleurs.