Jérusalem, jour 12

Les quatre derniers jours sont passés comme un seul. Retour à Jérusalem à la même auberge, drôle de boucle que de se retrouver à nouveau ici. La réalité tranquille n’est plus, le regard qu’on pose sur elle est irrémédiablement métamorphosé.
C’est un mauvais rêve qui ne fait que s’amplifier plutôt qu’un doux réveil. Même sensation que celle de se faire réveiller en sursaut par une patrouille de militaires qui nous barre la route avec son 4x4 blindé sur le chemin entre Hébron et Battir. On a désappris à prendre notre liberté de mouvement comme acquise. La violence est omniprésente, le bourdonnement des avions de chasse toujours dans le fond de l’oreille, faisant trembler les terrasses en pierre de ce village millénaire. À Battir, la frontière est matérialisée par la ligne de chemin de fer qui coulisse entre les collines. La gare a été rasée, laissant maintenant passer les trains sans s’arrêter. Sur la rive opposée, un 4x4 blanc immobile s’assure en permanence que l’on ne dépasse pas la green line, klaxonnant dès qu’il trouve notre activité trop suspecte. Le soleil ardent disparaît tôt derrière les montagnes et donne ses derniers rayons à travers les pins plantés à l’Ouest pour cacher les ruines des villages eux aussi rasés. La terre et le ciel rougissent à l’unisson tandis qu’on rejoint la ville sainte de Bethléem.

Le marché aux fruits remballe ses derniers bijoux reluisants, les bouchers équarrissent et la foule éparse vaque calmement à ses achats dans la lumière du soir où les étalages colorés se disputent l’attention du chaland. Les femmes ne sont pas dans les rues mais ailleurs. Le centre culturel d’Hébron qui nous héberge est finalement une véritable bulle de protection qui garde un épais filet entre nous et la réalité d’être une femme dans un contexte déjà profondément troublé. La place de l’église de la Nativité grouille de monde, de voitures dont le coffre déborde de machines à barbe à papa, de marchands de noix en tous genres et surtout des cacahuètes les plus fabuleuses qui soient. Les illuminations de Noël semblent bercées par la rumeur pénétrante de l’appel à la prière du minaret quelques mètres plus haut. Le mélange de cultures est total.

Il se dégage des garçons d’ici une douceur infinie que l’amertume n’attaque pas toujours brutalement. On se demande comment l’innocence et les blessures à vif peuvent parvenir ainsi à cohabiter. Le sourire de Khaled donne un pincement au cœur tant il est pur, enfantin et paisible par-delà tout le reste. Oh, pourvu qu’il ne leur arrive rien, pensée toujours dormante à l’arrière du crâne qui vient exploser tout le reste dès que ce sourire se dessine sur ses lèvres. La vie ne tient qu’à un fil partout mais ici d’une façon bien moins équivoque. Éclair lucide qui brûle et fait froid dans le dos tout à la fois. La pleine fragilité de l’existence se cristallise quelque part dans la pulsation d’une kalachnikov sur la hanche d’un ado en blue-jean.

Pour le dernier jour de la décennie, on a fait la route à travers le désert jusqu’à la Mer Morte. Les dunes de pierre ressemblent à des corps langoureusement enlacés dans la lumière qui les caresse. On croise un chameau rendu minuscule au milieu de cette immensité. Expérience incroyable que de se baigner dans cette mer noire et boueuse, on s’enfonce dans la terre comme dans des sables mouvants délicieux et on flotte dans l’eau salée comme un œuf dans une casserole d’eau bouillante. Après 10 jours d’hiver, on a du mal à croire qu’on puisse se retrouver en plein été à l’endroit le plus bas sur Terre. On est comme grisés en se recouvrant le corps de boue tiède et luisante, on la laisse lentement sécher et devenir collante puis ridée. Le complexe balnéaire grésille des langues du monde entier, Disneyland au milieu du désert. Abdallah n’a eu lui le droit d’entrer que parce qu’il était ici en tant que guide. Absurdité omniprésente mais invisible à qui ne se donne pas les moyens de la voir. Les cars de touristes repartent en vrombissant.