Tel Aviv, jour 16

Dernière journée au Moyen-Orient. Le retour de l’autre côté du mur a été tendre et brutal. Le vie paraît si calme dans les rues de Jérusalem où chacun se livre à ses occupations et à ses confessions. Le Mur des Lamentations ronronne, le marché de la vieille ville bruisse de monde. Un groupement de militaires chante devant les vieilles pierres, aucun n’a plus de 25 ans. Camaïeu de treillis kakis, beiges et bleus. Parmi eux, une multitude de filles aux longs cheveux brillants et lisses. Les oiseaux noirs ne sont jamais loin et parsèment le ciel d’ondées grises et protéiformes. Dans Jérusalem-Ouest, le klaxon du tram berce les rêveurs attablés en terrasse sous la danse ininterrompue des nuages. Le vent est glacial mais le soleil chaud.

Bus pour Tel Aviv, on traverse des paysages de plus en plus verdoyants aux bâtisses de plus en plus vertigineuses. Le soleil descend sur les tours de verre et se reflète à l’infini. Impression d’avoir roulé jusqu’aux États-Unis, au milieu des voies à 6 bandes et des trottoirs immenses et déserts. Émotion indescriptible en se retrouvant face à la mer alors que certains, les garçons laissés derrière nous, pourtant si proches, ne l’ont jamais vue. C’est un privilège immense qui gronde à l’intérieur et secoue l’être tout entier par son injustice intrinsèque.

La vie paraît si simple et différente ici qu’on peine à se dire que les deux réalités coexistent. Pourtant la sensation de mauvais rêve persiste, colle au corps et à l’âme, semblant vouloir dire “n’oublie pas”. Chercher des réponses dans l’écume dorée de la fin du jour. Mettre des mots dans ce contexte est infiniment plus dur que d’habitude. Contre toute attente, la caverne de Platon existe bel et bien ou plutôt il en existe un nombre inquantifiable. Sommes-nous chacun prisonnier de notre propre caverne ? Venir ici permet d’une certaine manière de se rendre compte à quel point les murs de la caverne peuvent être imperceptibles pour celui qui ne s’aventure pas à leur rencontre, à l’aveugle dans l’obscurité jusqu’à toucher quelque chose, sans pouvoir forcément l’identifier sur le champ. Comme dirait Nietzsche, les faits n’existent pas, seulement les interprétations qu’on en fait, et c’est sûrement une prison de verre pour quiconque vit et perçoit. La vie comme une machine à interprétation. Ici, on se sent en fin de compte un peu comme partout ailleurs, la terre semble dénuée de son identité propre, ensevelie sous les couches de béton sans âge. On peut déshériter la terre de son histoire mais elle continue de parler d’elle-même, dans ses couleurs, ses reflets et ses sons. Ici, nous y sommes tous.

La vue depuis la baie vitrée à 360 degrés du McDonald's le long de la digue est à couper le souffle. Derrière la pellicule de sel et de pluie de la veille, les palmiers frémissent sans relâche. Plus loin, les kite surfeurs dansent avec les vagues et la lumière de la nuit naissante. Hier encore, les rues dégueulaient des pluies diluviennes qui ont noyé la ville toute la journée. Que faire de toute cette eau dont certains manquent, réalité inversée et paradoxale. C’est un équilibre fragile où chacun a son rôle et sa part, on peut finalement vivre toute sa vie dans une bulle sans jamais en sortir. Il y a quelque chose de grave dans le regard des gens de ce côté du mur, étonnamment beaucoup plus que de l’autre côté. L’air est soucieux et ombrageux. L’impression d’être de l’autre côté du miroir. Où est la réalité ? Où est la fiction ? Quelle broderie relie les deux ? Quel mythe justifie la réalité des uns et vice-versa ? Rien n’est jamais tout noir ni tout blanc et ici encore plus qu’ailleurs, la palette prend d’innombrables nuances. Y trouver son équilibre relève des talents d’un acrobate qui s’ignore. Atteindre la pleine conscience, du moins œuvrer vers une plus grande densité d’être. Avancer à tâtons mais avancer toujours.