Ittoqqortoormiit, jour 2

C'est assez dur de se passer des communications avec le monde extérieur pour le moment. Il y a tout un mythe autour des ours polaires ici, on se croirait dans Le Village. La seule chose à faire si on en croise un selon les locaux, c'est de lui souhaiter "bon appétit" (en français dans le texte). Impossible de sortir du village sans une arme à feu, le danger est trop grand apparemment. Des chiens de traîneau sont postés aux frontières de la ville, comme un rempart.

Derrière la montagne qui délimite nos frontières pour les quatre prochaines semaines, c'est la décharge publique. L'intérieur de notre territoire est d'ailleurs dans le même état, pas de mensonges possibles sans le manteau blanc. Des crânes de chèvre et des ossements éparpillés un peu partout, des traîneaux démantelés, de vieux motoneiges. Le silence aquatique déchiré par le bourdonnement des quads.

Au loin, on entend toujours les pleurs des chiens qui teintent les journées d'une sorte de mélancolie pressante qui grandit dans le coeur. Une plainte en coeur, comme venue d'ailleurs. Le chant des baleines terrestres. Les antennes paraboliques gigantesques rajoutent à l'impression d'une autre terre. Tournées vers le continent dans une sorte de torticoli. Une béquille contre la solitude. L'eau est encore morcelée d'un puzzle blanc, souvent encore plus lumineux que le ciel lui-même.

Sur la montagne marbrée, le village prend des dimensions surréalistes à force de grimper dans les graviers. Sur les collines alentours plus préservées de la fureur de construire, c'est presque la bruyère de Victor Hugo. Les rochers deviennent romantiques et les vieux jouets solitaires retrouvent leur histoire.

On passe la journée à essayer de prononcer l'imprononçable, chacun avec son accent respectif et le téléphone arabe qui s'en suit. Ce soir, on a goûté au narval séché et à la peau de baleine. Au boeuf musqué aussi. Une sorte de chewing-gum rustique qui résiste aux dents. Une fois le gras dissout, les 7 millimètres de peau ne veulent pas disparaître. Le narval reste entre les dents comme un rappel de la culpabilité d'avoir mangé de la licorne des mers. Sur les doigts aussi, on a du sang sur les mains, l'odeur est tenace.