Ittoqqortoormiit, jour 9

Veille de jour de paye, on peut sentir la pression dans l'air. Les enfants agissent tout autrement. Dans vingt-quatre heures, leurs parents vont les laisser dehors le ventre vide pour s'enivrer jusqu'à plus soif. La veille, c'est les allocations des personnes âgées qui tombent, les enfants sont arrivés chacun avec une canette de Faxe Kondi à la main. La communication est difficile. 

Les ados sont obligés de finir leur lycée à Nuuk, faute de professeurs dans le village. À l'autre bout du pays sans famille à quinze ans. Soit encore plus jeune quand on prend en compte l'innocence ambiante et les sourires qui poinçonnent le coeur. On vit dans une bulle étrange qui préserve du monde extérieur, mais qui par endroits, le laisse aussi s'infiltrer plus profondément qu'ailleurs et surtout plus qu'il ne devrait dans la vie d'un enfant. Difficile de croire que toutes ces singularités ont vu le jour dans la même parcelle de terre rouge. Il y a la bonté et il y a la dureté. Certains sont des petits rocs. Impossible d'imaginer ce qu'ils peuvent vivre une fois rentrés à la maison. C'est quelque part rassurant quand ils rechignent à manger le riz au lait du goûter, l'essence même de l'enfant reste plus forte que les éléments.

Nous, on paraît normaux jusqu'au moment où on se retrouve à partager la même banane entre huit personnes. C'est là qu'on se rend compte du caractère exceptionnel des conditions. Quatre semaines pour nous, toute une vie pour les enfants.

On se prend à rêver de fruits et d'amants éloignés, les yeux plongés dans la lune rose et pleine au milieu du ciel blanc. Minuit et demie. Un mirage au milieu des icebergs qui absorbent la couleur des nuages. L'eau est plate, l'horizon n'est que nature paisible et tourmentée qui, sans cesse, se joue de l'homme.