Ittoqqortoormiit, jour 23

Réveillée par l'appel de la nature ce matin. Les chasseurs ont abattu un morse femelle aux portes du village. L'appel de la mort peut-être plutôt. On court comme on s'arrêterait pour regarder un accident au bord de l'autoroute. Curiosité morbide. Bientôt l'eau devient épaisse et rouge, et alors la carcasse se dévoile dans un silence affairé.

La chair est noire, les défenses courtes pointent déjà depuis longtemps vers le ciel. Traverser le village n'aura jamais été aussi rapide que pour assouvir cet instinct primaire dont la décence nous souffle qu'il est honteux mais qu'on ne peut pourtant pas ravaler une seconde.

C'est en réalité le policier qui a abattu la bête, venue s'échouer dans cette petite crique car malade. Les hommes travaillent la chair à mains nues et les entrailles encore chaudes flottent à la surface de l'eau devenue portail des enfers. Bruit des couteaux qu'on aiguise machinalement. Le sang forme des traînées grandioses en étant aspiré par la marée plate du fjord. Les hommes finissent par abandonner la viande impure et morcelée après avoir longuement usé leurs couteaux.

Les chiens chefs de meute ont droit à un festin à ciel ouvert. Ils lorgnaient les hostilités depuis un moment déjà, feignant un désintérêt et un calme olympiens. Les chiens redeviennent loups tandis que leurs crocs et leurs pattes absorbent le sang de la bête. Princesse Mononoké et ses loups gargantuesques.

Sans y penser, le temps passe. Un tel spectacle n'arrive qu'une fois dans une vie. L'eau reprend peu à peu ses forces face à l'encre rouge qui colore encore les pierres alentours. Sur le chemin du retour, le temps se gâte considérablement comme pour nous punir d'avoir en quelque sorte apprécié ce déluge d'horreur sublime. J'ai le goût du sang dans la bouche. Aller se laver les mains sans y penser rien qu'à l'idée de ce qu'on vient de faire.

L'oscillation reprend son jeu aujourd'hui encore. La barbarie du spectacle de la nature laisse place à la rentrée des classes des enfants. La tradition veut que les parents fiers de leur progéniture jettent des pièces de monnaie en l'air. Tout le monde se précipite dessus poliment. Ce soir, les femmes célèbreront cette journée en jouant aux cartes et en pariant de l'argent. Motif récurrent de récupération des évènements liés à l'enfance pour en faire des prétextes de débauches adultes. On dépossède les enfants de ces journées qui leur appartiennent toutes entières. Spécifique à l'Est du Groenland. À la place, on leur donne des bonbons. Leur enfance est dans ces sachets bariolés.

Le vent s'est levé ce soir et balaye le village presque noir dans un souffle furieux et sans vergogne qui fait siffler les fenêtres.