Las Vegas - impressions

Dédale de néons et machines à sous dès l'atterrissage à Harry Reid, on se demande en sortant du terminal si le chant des cigales est sincère ou bien enregistré au milieu de toute cette artificialité soudaine. Au loin, les buildings ondulent dans la dernière vague de chaleur. 

Le prêteur sur gages ouvert 24 heures sur 24 sirote tranquillement son café glacé derrière la lucarne du guichet d’astreinte. Une auto-tamponneuse dévale à toute allure le long du boulevard. Sur-stimulation permanente et sans limites. D’une rue à l’autre, on passe de la nuit complète au déluge multisensoriel. Le soleil de minuit est électrique ici et le choix du fuseau horaire est à la discrétion du client. Quitte à ce que ça s’effondre un jour, autant ne jamais voir le jour se lever. Au supermarché, les soupes en conserve sont exposées sous clef. 

Les labyrinthes n’ont jamais été aussi lumineux et feutrés, on oublie par où on est entrés dès qu’on passe le pas de la porte et aucun signe ne vous fera plus jamais la grâce de vous indiquer la sortie. On vous sert à boire à volonté pour peu que vous ne vous arrêtiez pas de jouer. 

La misère et l’opulence s’affichent en plein jour en pleine nuit et on croise toutes sortes de gens à toute heure dans les vapeurs entêtantes de désodorisant. Les jours de l’oasis synthétique semblent irrévocablement comptés, la désuétude est partout, à la fois douce et cinglante. L’Atlantide au milieu du désert. Naufrage immobile et frénétique, la fin est déjà sur tous les visages. 

Le ciel rempli d’éclairs rivalise avec la nuée de néons clignotants. Le désert s’invite jusqu'au-dessus de nos têtes et les machines à sous s’incrustent jusqu’au milieu des rayons du 7-Eleven. 

Impression permanente de vivre la fin d’une ère, est-ce à ça que ressemblera l’apocalypse ? Combien de temps peut-on encore tenir à ce train-là ? On peut passer sa journée en intérieur sans même s’en rendre compte, petit-déjeuner au milieu des parieurs, faire ses courses, cheminer tout son soûl, gagner puis tout perdre, sans jamais mettre le nez dehors. Tout est fait pour qu’on n’ait plus jamais envie de sortir, d’affronter le monde réel, ou plutôt, ce qu’il en reste. Oublier la réalité, la réalité physique de son corps et du monde extérieur, avec la clim poussée à plein régime qui désincarne et anesthésie, les lumières savamment tamisées ou bien éclatantes, mais aussi la réalité trébuchante de l’argent. Ici tout s’achète, sans heurts, sans codes, sans signature, à toute heure du jour, de la nuit ou de l’entre-deux artificiel. Dehors, le soleil tape à en faire tourner la tête, la soufflerie du désert embaume l’air presque solide. 

Fin de siècle, fin de race. Terre hostile qui vit de son propre mythe qu’elle fait tout pour alimenter. Serpent qui se mord la queue à l’infini. Luxuriance des extrêmes. Une ville dans la ville dans la ville, les dimensions dépassent l’entendement. Plus de 100 kilomètres en quatre jours, passés à tourner en rond. Chasse au trésor où l’on ne sait pas ce qu’on cherche. En quelque sorte, on se sent bizarrement puissant quand on marche au pays de la voiture. Et puis où vont-elles, toutes ces voitures ? Les marcheurs ici, ce sont les pauvres, les camés et les illuminés. Acte militant, ou bien juste naïf. L’illusion de sortir du circuit préétabli, là où les langues de l’autoroute dévorent tout sur leur passage. 

Soleil de plomb qui couve les âmes en peine, allongées ça et là sur le trottoir. Personne pour les voir, la rue leur revient de droit. Ceux qui errent semblent avoir des amis imaginaires avec qui ils entretiennent des conversations animées. La fatigue prend par le sol, le soleil tape mais ne brûle pas. On se demande s’il fait lui aussi partie de la simulation.

Les gyrophares des voitures de police se mélangent aux crépitements des néons sur le parking du motel. Tout vibre, ronronne, tremble, s’agite. Bourdonnements de moteurs, de caissons de basse, de climatiseurs et de réacteurs d’avions. 

En une journée, on peut passer de New-York à Paris, à la Rome antique crépusculaire ou à Venise, assister à une pluie tropicale sur rendez-vous, traverser un cirque décrépi, une jungle en plastique et se perdre sur l’île au trésor avec les machines à sous comme seul repère immuable auquel se raccrocher d’un univers à l’autre. Mais alors quelle est la véritable identité de Las Vegas derrière tous ces faux-semblants ? La foule est hétéroclite, on navigue entre les corps allongés sur le sol. Certains sont tannés par le soleil, couleur rouge figue, d’autres scintillent de mille feux, collants résille et plumes d’autruche. On se balade dans des simulacres, des fantasmes de lieux qui n’ont rien à voir avec les repères qu’ils paraphrasent. Manger du popcorn moitié fromage-moitié caramel, croiser le regard pénétrant du street cowboy: “Come on, I’m better than popcorn! - You wish.” dans un sourire. Se réfugier dans les allées sombres d’un Paris qui n’existe pas pour se lécher les doigts couleur jaune poussin. Les papilles et l’imagination sont en ébullition.

Comme l’étrange impression d’être en dessous de l’âge légal ici tant les amusements dépassent l’entendement, l’alcoolémie ambiante aussi. Les casinos sont pleins à craquer à toute heure, le fleuve de chalands et de joueurs ne tarit jamais. Mais qui sont tous ces gens qui errent comme moi pour la minorité, qui jouent et dépensent sans compter pour la plupart ? Est-ce seulement une poignée de chanceux qui remettent leurs gains en jeu sans cesse ou bien les nantis de ce monde ? La deuxième possibilité fait frissonner, indéniablement. Vrai pouvoir ou illusion ? Où est la vérité, s’il y en a une ? Second Life en chair et en os et en écrans LCD. Chacun balade son avatar où bon lui semble, ici les codes sociaux n’ont pas de prise. Ceux de la mode non plus d’ailleurs. La sobriété est réservée aux absents.

Casinos, ou salles d’attente passées sous stéroïdes. Moquettes grises austères et écrans criards. Mais qu’est-ce qu’on attend ? Tout pour tromper la mort. La nuit est accessoire, ici on la trompe autant qu’elle nous angoisse.

En fin de compte, c’est frappant de constater qu’on peut se faire une maison ici aussi bien qu’ailleurs. La normalité gagne les recoins les plus excentriques du monde pour peu qu’on les navigue suffisamment. Un quotidien comme un autre, peut-être plus rassurant qu’un autre tant on se surprend à se sentir raisonnable sur ce chemin de Compostelle au pays des vices, dans le royaume de la perdition. 

Ici peut-être plus qu’ailleurs, on sait rire de l’absurdité intrinsèque de l’existence humaine, c’est toute la reconnaissance de cette ambivalence qui nous habite qui fait finalement le sel de nos vies. Si l’Amérique est la terre des mythes de notre monde contemporain comme le dit Bowie, alors Las Vegas en est à la fois l’épicentre et le résultat, la cause et l’effet, la somme hyperréelle de toutes les projections déviantes, donc droites de l’esprit humain. Usine à rêves qui produit et dilue en continu, bouillon de culture de la civilisation humaine. Poupée russe faite ville, voyage tentaculaire dont on ressort forcément un peu changé. Tout ce qui se passe à Vegas se passe simultanément partout ailleurs.

Tel Aviv, jour 16

Dernière journée au Moyen-Orient. Le retour de l’autre côté du mur a été tendre et brutal. Le vie paraît si calme dans les rues de Jérusalem où chacun se livre à ses occupations et à ses confessions. Le Mur des Lamentations ronronne, le marché de la vieille ville bruisse de monde. Un groupement de militaires chante devant les vieilles pierres, aucun n’a plus de 25 ans. Camaïeu de treillis kakis, beiges et bleus. Parmi eux, une multitude de filles aux longs cheveux brillants et lisses. Les oiseaux noirs ne sont jamais loin et parsèment le ciel d’ondées grises et protéiformes. Dans Jérusalem-Ouest, le klaxon du tram berce les rêveurs attablés en terrasse sous la danse ininterrompue des nuages. Le vent est glacial mais le soleil chaud.

Bus pour Tel Aviv, on traverse des paysages de plus en plus verdoyants aux bâtisses de plus en plus vertigineuses. Le soleil descend sur les tours de verre et se reflète à l’infini. Impression d’avoir roulé jusqu’aux États-Unis, au milieu des voies à 6 bandes et des trottoirs immenses et déserts. Émotion indescriptible en se retrouvant face à la mer alors que certains, les garçons laissés derrière nous, pourtant si proches, ne l’ont jamais vue. C’est un privilège immense qui gronde à l’intérieur et secoue l’être tout entier par son injustice intrinsèque.

La vie paraît si simple et différente ici qu’on peine à se dire que les deux réalités coexistent. Pourtant la sensation de mauvais rêve persiste, colle au corps et à l’âme, semblant vouloir dire “n’oublie pas”. Chercher des réponses dans l’écume dorée de la fin du jour. Mettre des mots dans ce contexte est infiniment plus dur que d’habitude. Contre toute attente, la caverne de Platon existe bel et bien ou plutôt il en existe un nombre inquantifiable. Sommes-nous chacun prisonnier de notre propre caverne ? Venir ici permet d’une certaine manière de se rendre compte à quel point les murs de la caverne peuvent être imperceptibles pour celui qui ne s’aventure pas à leur rencontre, à l’aveugle dans l’obscurité jusqu’à toucher quelque chose, sans pouvoir forcément l’identifier sur le champ. Comme dirait Nietzsche, les faits n’existent pas, seulement les interprétations qu’on en fait, et c’est sûrement une prison de verre pour quiconque vit et perçoit. La vie comme une machine à interprétation. Ici, on se sent en fin de compte un peu comme partout ailleurs, la terre semble dénuée de son identité propre, ensevelie sous les couches de béton sans âge. On peut déshériter la terre de son histoire mais elle continue de parler d’elle-même, dans ses couleurs, ses reflets et ses sons. Ici, nous y sommes tous.

La vue depuis la baie vitrée à 360 degrés du McDonald's le long de la digue est à couper le souffle. Derrière la pellicule de sel et de pluie de la veille, les palmiers frémissent sans relâche. Plus loin, les kite surfeurs dansent avec les vagues et la lumière de la nuit naissante. Hier encore, les rues dégueulaient des pluies diluviennes qui ont noyé la ville toute la journée. Que faire de toute cette eau dont certains manquent, réalité inversée et paradoxale. C’est un équilibre fragile où chacun a son rôle et sa part, on peut finalement vivre toute sa vie dans une bulle sans jamais en sortir. Il y a quelque chose de grave dans le regard des gens de ce côté du mur, étonnamment beaucoup plus que de l’autre côté. L’air est soucieux et ombrageux. L’impression d’être de l’autre côté du miroir. Où est la réalité ? Où est la fiction ? Quelle broderie relie les deux ? Quel mythe justifie la réalité des uns et vice-versa ? Rien n’est jamais tout noir ni tout blanc et ici encore plus qu’ailleurs, la palette prend d’innombrables nuances. Y trouver son équilibre relève des talents d’un acrobate qui s’ignore. Atteindre la pleine conscience, du moins œuvrer vers une plus grande densité d’être. Avancer à tâtons mais avancer toujours.

Jérusalem, jour 12

Les quatre derniers jours sont passés comme un seul. Retour à Jérusalem à la même auberge, drôle de boucle que de se retrouver à nouveau ici. La réalité tranquille n’est plus, le regard qu’on pose sur elle est irrémédiablement métamorphosé.
C’est un mauvais rêve qui ne fait que s’amplifier plutôt qu’un doux réveil. Même sensation que celle de se faire réveiller en sursaut par une patrouille de militaires qui nous barre la route avec son 4x4 blindé sur le chemin entre Hébron et Battir. On a désappris à prendre notre liberté de mouvement comme acquise. La violence est omniprésente, le bourdonnement des avions de chasse toujours dans le fond de l’oreille, faisant trembler les terrasses en pierre de ce village millénaire. À Battir, la frontière est matérialisée par la ligne de chemin de fer qui coulisse entre les collines. La gare a été rasée, laissant maintenant passer les trains sans s’arrêter. Sur la rive opposée, un 4x4 blanc immobile s’assure en permanence que l’on ne dépasse pas la green line, klaxonnant dès qu’il trouve notre activité trop suspecte. Le soleil ardent disparaît tôt derrière les montagnes et donne ses derniers rayons à travers les pins plantés à l’Ouest pour cacher les ruines des villages eux aussi rasés. La terre et le ciel rougissent à l’unisson tandis qu’on rejoint la ville sainte de Bethléem.

Le marché aux fruits remballe ses derniers bijoux reluisants, les bouchers équarrissent et la foule éparse vaque calmement à ses achats dans la lumière du soir où les étalages colorés se disputent l’attention du chaland. Les femmes ne sont pas dans les rues mais ailleurs. Le centre culturel d’Hébron qui nous héberge est finalement une véritable bulle de protection qui garde un épais filet entre nous et la réalité d’être une femme dans un contexte déjà profondément troublé. La place de l’église de la Nativité grouille de monde, de voitures dont le coffre déborde de machines à barbe à papa, de marchands de noix en tous genres et surtout des cacahuètes les plus fabuleuses qui soient. Les illuminations de Noël semblent bercées par la rumeur pénétrante de l’appel à la prière du minaret quelques mètres plus haut. Le mélange de cultures est total.

Il se dégage des garçons d’ici une douceur infinie que l’amertume n’attaque pas toujours brutalement. On se demande comment l’innocence et les blessures à vif peuvent parvenir ainsi à cohabiter. Le sourire de Khaled donne un pincement au cœur tant il est pur, enfantin et paisible par-delà tout le reste. Oh, pourvu qu’il ne leur arrive rien, pensée toujours dormante à l’arrière du crâne qui vient exploser tout le reste dès que ce sourire se dessine sur ses lèvres. La vie ne tient qu’à un fil partout mais ici d’une façon bien moins équivoque. Éclair lucide qui brûle et fait froid dans le dos tout à la fois. La pleine fragilité de l’existence se cristallise quelque part dans la pulsation d’une kalachnikov sur la hanche d’un ado en blue-jean.

Pour le dernier jour de la décennie, on a fait la route à travers le désert jusqu’à la Mer Morte. Les dunes de pierre ressemblent à des corps langoureusement enlacés dans la lumière qui les caresse. On croise un chameau rendu minuscule au milieu de cette immensité. Expérience incroyable que de se baigner dans cette mer noire et boueuse, on s’enfonce dans la terre comme dans des sables mouvants délicieux et on flotte dans l’eau salée comme un œuf dans une casserole d’eau bouillante. Après 10 jours d’hiver, on a du mal à croire qu’on puisse se retrouver en plein été à l’endroit le plus bas sur Terre. On est comme grisés en se recouvrant le corps de boue tiède et luisante, on la laisse lentement sécher et devenir collante puis ridée. Le complexe balnéaire grésille des langues du monde entier, Disneyland au milieu du désert. Abdallah n’a eu lui le droit d’entrer que parce qu’il était ici en tant que guide. Absurdité omniprésente mais invisible à qui ne se donne pas les moyens de la voir. Les cars de touristes repartent en vrombissant.

Jérusalem, jour 8

Bus pour Jérusalem au milieu des tours de guet et des vignes à la terre sèche. Au checkpoint que les israéliens préfèrent appeler “terminal”, les locaux descendent du bus pour le contrôle de leurs papiers tandis que les touristes ont le droit de rester assis. Le militaire agrippe ostensiblement son fusil mitrailleur en montant dans le bus, le pointe imperceptiblement vers le chauffeur. Les seuls mots hébreux que Majdi connaît sont “papiers SVP”, “les mains contre le mur”, “écartez les jambes”, il en parle comme les mots qui pourraient lui sauver la vie. Le chauffeur démarre à pleine balle et reprend sa conduite déliée qui ressemble plus à une danse chaloupée.

En rentrant par la porte de Damas qu’on a quittée quelques jours plus tôt, on sent l’odeur des montagnes de fraises avant de les voir. Odeur fraîche et sucrée qui raconte l’eau et la mousse couverte de rosée. Sur le marché aux jouets, les poupées se mélangent aux tanks et aux kalachnikovs en plastique bariolé. Partout, des monticules de bonbons soigneusement rangés brillent sous la lumière des néons. L’odeur mouillée du café moulu, en boire un ici est souvent une épreuve dont on ne ressort pas indemne tant il peut être épicé.

Il existait auparavant sept cinémas dans la vieille ville de Jérusalem, il n’y en a aujourd’hui plus aucun. La réalité a résolument pris de court la fiction. Où que ce soit dans le dédale des ruelles étroites, le regard se pose toujours sur un chat, tantôt chasseur, tantôt chassé. Dans l’église du Saint-Sépulcre construite sur le lieu de crucifixion du Christ, ça sent l’encens, le savon, la sueur et la cire. Dehors, les gros chapelets ressemblent à s’y méprendre à des bonbons acidulés.
On monte au coucher du jour sur le mont des oliviers où la lumière chaude et rasante fait rougir peu à peu leurs feuilles d’argent. “Qui contrôle Jérusalem contrôle le monde” se dit-on à demi- mot devant le panorama de cette ville millénaire qui abrite le berceau du monde et de toute sa formidable diversité. Des nuées d’oiseaux noirs flottent au-dessus des pierres tombales qui recouvrent la colline. Dans la lumière crépusculaire soudain violacée, deux garçons remontent la route au grand galop à cru sur leurs chevaux, au milieu des voitures qui les klaxonnent. Le tonnerre de leurs sabots gronde sur le bitume puis s’éteint progressivement dans la clameur naissante de la ville.

Ce soir, les garçons boivent à s’en rendre profondément malades, peut-être pour fêter l’une de leurs rares occasions, si ce n’est la première, de pouvoir danser avec des filles, sans penser au lendemain ni à la réalité qui les tient pour prisonniers.

Hébron, jour 7

Aujourd’hui, le mauvais temps nous assigne à résidence. Les coupures d’électricité s’enchaînent et on passe la journée sans eau courante. Peut-être une façon de se rendre compte de la réalité de la vie des femmes ici, qu’on voit peu dans la rue. On amène un four à gaz au milieu de la médiathèque hors d’âge et on se met à pâtisser et préparer des petits pains palestiniens à côté des ordinateurs recouverts de poussière. L’odeur de gaz embaume la pièce qui résonne déjà des grelots de rires taquins. Le soir autour du narguilé, Zaïd coiffe consciencieusement les cheveux de Yasseen assis à ses pieds dans l’obscurité du vidéoprojecteur, le peigne dans une main et la pipe à eau dans l’autre. Il pleut à torrents sans interruption.

Bethléem, jour 6

L’appel à la prière vibre au milieu du béton qui disparaît derrière un épais nuage de poussière. Retour au camp de réfugiés Aida. Le camion-poubelles de l’ONU s’arrête à l’entrée pour récupérer une infime partie des déchets qui s’entassent partout. On allume un feu au milieu des gravats en désossant des meubles rapiécés. Il fait tuant de froid, l’humidité transperce le corps. On vit dans une bulle où Abdallah, Zaïd, Ahmad, Khaled et les autres nous protègent du monde extérieur et de la violence du sexisme. Pourtant depuis notre arrivée, le père d’Abdallah a déjà reçu des appels de plaintes concernant son fils qui avait l’indécence de fréquenter ouvertement des femmes, qui plus est des occidentales non voilées, en ville. Une nouvelle strate qui s’ajoute à toutes les autres contre lesquelles il faut lutter au quotidien. “S’adapter sans jamais accepter” sont les mots qu’on entend souvent ici.

On dîne à la bougie d’un repas palestinien en écoutant des chansons de Noël occidentales. L’impression d’être en dehors du temps, en dehors du monde, est à la fois frappante et douce ce soir. Dans les yeux brillants, on lit l’optimisme plus fort que tout. Si le monde se fout de nous, alors créons-nous le monde que nous voulons, à la lueur ondulée des bougies.

Hébron, jour 5

J’écris ce qui suit à la lueur d’une bougie, coupure d’électricité oblige. Douche froide ce matin. Les aléas de la vie d’ici, on ne sait juste jamais lorsque ça va tomber. Israël contrôle aussi bien l’accès à l’eau qu’à l’électricité. C’est l’inquiétude d’Abdallah tous les matins : “Y’aura-t-il de l’eau aujourd’hui ?”.

Des grilles recouvrent le ciel du marché d’Hébron pour protéger les derniers commerçants des jets de pierres et de détritus des colons vivant aux étages supérieurs. Les mêmes détritus qu’on passe la matinée à ramasser au milieu des oliviers centenaires sur la colline surplombant la ville, qui disparaît peu à peu sous un ciel jaune puis noir. Les colons font tout pour décourager les derniers habitants en leur faisant vivre un enfer et en dégradant autant que possible leur environnement. La guerre des olives. Un âne paît au milieu des décombres dans la décharge sauvage. Les véhicules palestiniens n’ayant pas le droit de circuler dans H2, la collecte de leurs déchets relève de la croisade politique.

On entend constamment le bourdonnement des réacteurs d’avions de chasse restant invisibles au-dessus de nos têtes, sorte de bande-son terrible qui ne se fait jamais oublier. Seuls les oliviers semblent vraiment sereins dans ce paysage désolé. Leurs feuilles ondulent imperceptiblement dans un scintillement cristallin. On réalise soudain avec une impuissance cataclysmique l’importance et surtout l’impact de l’éducation lorsque les enfants de colons empêchent Issa de finir son discours en tapant de toutes leurs forces sur une plaque en métal à l’écho assourdissant. Peur de rien. “Menteur”, ils sifflent sur un ton de défi. Enfance sous influence dont on ne sort jamais vraiment, l’enfermement de l’esprit à ciel ouvert. Un petit garçon à la gueule d’ange joue avec son ballon de notre côté du grillage et j’ai une profonde envie de le serrer dans mes bras et de lui dire que tout ira bien. Peut-être pour m’en convaincre moi-même. L’innocence brille encore dans le fond de ses yeux et luit dans les reflets de ses cheveux et dans la roseur de ses joues.

On rapporte du bois jusqu’à la maison quand un type en gilet blanc et fusil d’assaut se met à monter et descendre la colline avec agitation, puis sort son téléphone portable. Signal d’alerte qu’il faut immédiatement partir. L’intimidation grossière puis le passage à l’action, piqûre immobile et cinglante. Il va bientôt pleuvoir. Un dernier adieu au petit garçon sans adresser un regard au militaire en faction à quelques pas de chez lui pour protéger la maison voisine nuit et jour. On redescend de la garrigue, on traverse le checkpoint à sens inverse, retour à la vie, la valse, les klaxons, tout paraîtrait presque normal.

Bethléem, jour 4

L’impression d’être dans un cauchemar dont on ne peut pas se réveiller, même si la réalité dépasse l’imagination. L’église de la Nativité paraît profondément ironique au regard du contexte dans lequel elle siège désormais. Des centaines de pèlerins font la queue pour voir la niche où serait né Jésus, à quelques centaines de mètres de là, d’autres font la queue pour voir le mur de séparation, bien réel quant à lui. Un enfant se trémousse devant une rangée de Pères Noël robotiques. Un autre tague la frontière qui le sépare de sa terre et de ses frères avant de tacher le pare-chocs de la voiture de son père. La quantité d’informations et de dissonances cognitives rend la réalité difficile à digérer, sentiment d’étrangeté permanent.

Quinze heures, le soleil se couche peu à peu et finit par disparaître derrière le mur et les barbelés. En marchant dans cette ombre épaisse, la liberté qu’on prend pour acquise s’évapore sans crier gare. Au-delà, c’est le royaume du silence, la terre est nue, inoccupée, seuls les oliviers bruissent paisiblement. Ici, c’est les baraquements temporaires qui ont pris racines au camp Aida, les étages s’empilent au fil des ans pour accueillir la quantité de réfugiés qui ne décroît pas, sans pour autant jamais vraiment dépasser les tours de guet, maîtresses du paysage. Surveillance partout, on sent le poids de ce regard qui nous suit sans répit. Il suffirait d’un rien. Sentiment profond d’insécurité pour les jeunes palestiniens qui nous accompagnent. Existences sur le fil qui dépendent souvent seulement de l’humeur d’un militaire soigneusement barricadé. Et pourtant la générosité, l’envie de vivre et de partager sont ici sans pareilles. Là où la vie est aspirée par un néant silencieux de terre rase et de pneus sourds, d’idéologie aveugle et de haine brûlante, la vie ressurgit d’autant plus fort dans les rires, les chants, les larmes, les étreintes, les cœurs éreintés mais vaillants et toujours animés par l’espoir.

La religion souffre souvent de nombrilisme et c’est l’impression sous-jacente ce soir à la veillée de Noël, à quelques enjambées d’un drame quotidien qui en est le fruit d’une certaine manière. Chacun voit midi à sa porte et les fenêtres finissent par disparaître derrière des grilles et des clés, des rideaux à jamais fermés. Sur la place et ailleurs, Khaled garde sa grenouille en peluche serrée contre son cou, une bouée infime face à l’adversité.

Hébron, jour 3

Par où commencer pour parler de cette journée. Les dédales de la ville d’Hébron s’offrent à nous sous un soleil blanc. Passage du checkpoint qui sépare H1, partie palestinienne de la ville de H2, colonie israélienne où vivent encore quelques familles palestiniennes dont les fenêtres sont barricadées par des grilles pour se protéger des jets de pierre visant à les faire fuir, les asphyxier lentement. Abdallah s’arrête à une frontière invisible, en tant qu’arabe, il ne peut pas aller plus loin. Les gamins en service militaire déboulent de nulle part, se matérialisant comme s’ils étaient les personnages d’un jeu vidéo dans un décor défiguré par la guerre. Tous ont à peine vingt ans. Le conflit qu’ils rejouent a plus de trois fois leur âge. Frisson sourd en les croisant, ils s’amusent à réajuster leurs fusils mitrailleurs pour nous faire baisser les yeux. L’ancien marché n’est plus qu’une carcasse vidée de ses entrailles. Une petite fille aux couettes attachées par des pompons roses passe la grille du checkpoint en sautillant, cartable sur les épaules. Scène anodine au contraste fulgurant. Les enfants palestiniens habitant encore dans H2 doivent passer ces frontières militaires tous les jours pour se rendre à l’école dans H1.

La réalité est impossible à croire, et pourtant elle se déroule sous nos yeux. Une partie de la ville est petit à petit vidée voire rasée pour y installer des habitations illégales pour les colons israéliens, recommandés et subventionnés pour y vivre et participer de façon active et exclusive à l’expansion de la colonie. Depuis les toits, on peut distinguer les habitations palestiniennes à l’amoncellement de bidons d’eau pour pallier les coupures, les colons étant eux alimentés par des circuits différents fonctionnant sans interruption. En Palestine, l’eau est israélienne ou n’est pas.

Plus tard, on croise un jeune mec en jean moulant délavé qui se pavane de long en large sur la route de terre battue. Une kalachnikov se balance nonchalamment sur sa hanche, il l’empoigne parfois, le regard fixe. Une espèce de défilé de mode qui glace le sang. En quatre ans, 39 palestiniens de 15 à 49 ans sont morts sur cette route de H2 maintenant dénommée “Rue de la Mort”. Plus tôt dans la journée, un guide comme Abdallah s’est fait prendre à parti puis passer à tabac pour avoir montré les cartes de la ville illustrant les frontières forcées. Raison pour laquelle Abdallah nous montrera ces cartes à l’intérieur de la boutique de Mounir, un des derniers commerçants palestiniens encore ouvert dans cette zone, une petite victoire qu’il doit pourtant à près de 18 mois de négociations. La rue où il officie était encore il y a peu séparée par un muret pour délimiter le passage entre les piétons israéliens et palestiniens. Dans H2, l’armée ne peut intervenir que si un palestinien attaque un israélien et non l’inverse. Dans le cas où ce dernier serait blessé sur ce territoire, il faudrait compter jusqu’à trois heures pour que l’ambulance palestinienne puisse arriver jusqu’à lui en ayant obtenu les permis nécessaires. Avant de rentrer dans la “demi-synagogue” érigée dans l’ancienne mosquée à l’emplacement du tombeau des patriarches, on nous demande de confirmer que personne n’est musulman. À chaque checkpoint, ce sont Ahmad, Khaled, Zaïd qui sont contrôlés. Des petits garçons jouent au football sous le nez des militaires. En tant qu’étrangers, on a des privilèges que même les locaux n’ont plus ou jamais eus. On traverse des décors de guerre, de terre à vif et de ruines, de rues où les arabes et les musulmans n’ont pas le droit de conduire ni même parfois de marcher. Des véhicules blindés quadrillent le secteur à toute allure. Sous la couche de poussière, le distributeur propose toujours des paquets de chips aux noms hébreux et aux couleurs criardes.

Hébron, jour 2

Dans le bus qui part de la porte de Damas pour aller à Bethléem, l’ironie est toute particulière : un homme regarde sur son téléphone la vidéo d’un boa qui asphyxie lentement un chien, des hommes tentent de l’en empêcher mais rien n’y fait, le boa rompt inexorablement tous les leviers mis en œuvre. Quand la patience et la détermination des hommes vient enfin à bout de l’emprise du serpent, le chien reste inanimé, on le croit mort. Et pourtant le voici qui bondit sur ses pattes, alerte et pardonnant tout déjà. Fin de la vidéo. Les rangées d’hommes bleus se déversent soudainement du bus, traversent le terrain vague en sautillant entre les rochers le long de la route embouteillée et disparaissent peu à peu dans l’obscurité. Resté seul au fond de l’allée, un petit garçon au visage poupon et aux yeux verts luminescents tient fermement dans son pot une pensée blanche déjà fanée. Il nage dans un sweatshirt Superman, le regard fixé sur la ligne d’horizon embuée par les phares des voitures.

Sur la route, on croise des panneaux qui indiquent maintenant que l’entrée dans la ville est interdite aux citoyens israéliens. Odeur de barbecue et de pneu grillé. On apprendra plus tard que ces panneaux sont en réalité plantés par ceux dont la venue est prohibée. Le minibus est tapissé de moquette imprimée de dauphins jouant au football. On arrive à Hébron par la route principale sous une pluie régulière de néons bleutés.

Hospitalité immédiate, on mange du houmous à la cuillère dans un brouhaha euphorique. On finira par comprendre que si on a dû prendre un bus public jusqu’ici, c’est parce que nos hôtes n’auraient pas eu le droit de venir nous chercher jusque dans Jérusalem.

Jérusalem, jour 1

Arrivée dans la nuit à l’aéroport Ben Gurion. La première odeur en sortant du terminal, c’est celle du sable frais et de l’essence. L’autoroute sur-éclairée serpente au milieu de l’obscurité la plus totale, dont se détachent seulement quelques massifs épineux. On pourrait être sur une autoroute belge transposée au milieu d’un désert, ou en pleine mer glissant sur le bitume qui paraît flambant neuf et luit à l’infini. Impression de terre inhospitalière où l’homme a dû tailler sa place. Le sentiment d’étrangeté ne fait que s’amplifier à l’entrée dans Jérusalem devenue ville fantôme, Shabbat oblige. Décor de cinéma désert à perte de vue que seules les variations de lumière viennent animer.

Déambuler au hasard sur les marchés de la vieille ville, se perdre tout à fait pour trouver sa route. Le Mur des Lamentations résonne d’un murmure permanent. Le chat se faufile entre les jambes des pèlerins, lambine et minaude pour une caresse. Siroter la mousse tiède d’un sahlab en se laissant bercer par la rumeur lointaine des musiciens de rue. Berceau de l’humanité où chacun semble danser à sa place. Lorsque la ville se remplit tout à coup, que le décor se peuple, on se demande alors d’où vient toute cette vie, cet élan joyeux. Serait-ce seulement des acteurs qui revêtent leurs rôles après l’entracte ? On se presse alors pour rester dans la valse dont les danseurs tourbillonnent sans compter leurs pas.

Quito, jour 12

Il aura plu jusque tard dans la nuit. Dernière journée dans la jungle, et la crue du fleuve l’a rendue si bouillonnant que la forêt semble vouloir nous dire qu’il faut encore rester. L’eau est épaisse et brune tel un lait cacaoté. On reprend pourtant la pirogue battue par les courants capricieux jusqu’à la minuscule station de bus tout juste sortie de terre au bord du fleuve. L’aura providentielle et magique de la forêt semble nous accompagner jusque sur les routes de montagne slalomant entre les ravins et les arbres noirs, où la même brume rend le chemin imaginaire. La ville elle-même paraît irréelle après la jungle verte. Les klaxons remplacent le bourdonnement des grillons même si l’électricité de l’air reste la même. L’impression d’être dans un endroit unique au monde et partout à la fois.